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Le poids des mots. Avec Jaws, le surf tient son Superbowl (archives rédaction)

Archives personnelles. Ceci est le récit de deux journées qui resteront mythiques sur le north shore hawaiien, rédigé dans l’avion du retour en décembre 2009 . Ce que le grand public peut connaître de Jaws est avant tout passé par l’image et très souvent par des photos très « cadrées ». Des gros plans d’action pour tout dire. A travers ce texte, j’avais souhaité élargir le cadre, donner à voir l’ensemble de la « scène » que représente une journée d’exception à Hawaii. A l’époque, je faisais également beaucoup de photos de voile, je voulais montrer que j’avais toujours la main pour écrire. En fait, ça va même plus loin que ça. Pour peu que l’on assiste à quelque chose d’intense, je trouve qu’il y a un plaisir insensé à raconter, à aligner les mots pour le faire revivre et si possible l’augmenter d’émotions et d’analyses, les deux n’étant pas incompatibles…

Au début des années 90, le tow-in n’en est qu’à ses balbutiements, seuls les initiés connaissent Laird Hamilton et la vague de Jaws est entourée de mystère. Personne ne crie sur les toits où se trouve ce lupanar du surf sur lequel règne une poignée de locaux, hawaiiens ou non. Dans la communauté, l’utilisation du jet ski  déclenche même quelques débats houleux entre les tenants de l’orthodoxie – la vague a la force des bras – forcément nombreux et les progressistes par nature plus rares.  Les années passent et comme souvent dans ce bas monde tout s’accélère. Le tow-in projette le surf dans une autre dimension ; les images de vagues géantes déferlent dans les médias, entre un accident de F1, un coup fameux en baseball ou un revers magique en tennis et rien ne résiste à cet électrochoc visuel. Les langues commencent à se délier, les appétits s’aiguisent et les candidats au rush ultime se multiplient. Le surf tracté se développe, et les meilleurs surfers affrontent le monstre. Il y a ceux qui ont vu l’ours et les autres. Quinze ans, bien des vagues et quelques kilomètres de pellicules plus tard, même si l’improbable piste qui y mène est toujours la même, Jaws est la vague la plus connue au monde.

Dimanche 6 décembre 2009. Un « high surf warning » court sur le net et rebondit sur les ondes des radios locales. Un swell exceptionnel arrive du fin fond de l’océan, autant dire de l’enfer. Le bulletin annonce 15/25 pieds, 35 sur les reefs outside et sans doute encore plus sur le North Shore. On prédit qu’il y aura peut-être des dégâts, des routes recouvertes par les vagues. De quoi booster tous les fantasmes. Les coast guard ont recours aux bulldozers pour reculer leur tourelles les plus exposées comme à Baldwin Park par exemple, c’est dire si au pays de la vague maousse, le menu annoncé donne dans le copieux. A Oahu et Mauï, les surfers interprètent les messages différemment. Ce sera peut-être historique. De la matière dans laquelle se taillent sinon les légendes au moins les solides réputations. Tout va dépendre du vent. S’il repasse légèrement offshore, les souris vont danser sur le dos de l’éléphant.

Lundi 7 décembre. Le jour sur lève à peine mais tout ce que le North Shore compte d’inconscients est au garde à vous depuis longtemps. Les jetskis sont à l’eau, les boards sont prêtes et l’atmosphère un brin plus lourde. L’adrénaline va couler à plein tuyau et il y aura des moments critiques. Côté coulisse, les passionnés purs jus, mais aussi les touristes, les vrais de vrais qui restent habituellement sagement parqués dans leurs grands hôtels de la côte sud à siroter des marguaritas formatés au bord de piscines sécurisées, convergent vers le point J. Jaws fascine, et en cette terre de volcans, ses éruptions sont rares. Soit. A l’intersection avec la route de Hana, on pressent déjà la cohue. Des voitures par dizaines sont déjà garées là, à la va vite. La circulation sur la piste qui descend dans les champs est presque folklorique : énormes 4×4, pick-up hors d’âge et dévorés par la rouille, voitures de location immaculées, motos, quads et même vélos, tout ce qui roule est bon pour descendre en bas de la piste rouge et crevassée qui serpente dans les champs d’ananas. Reste ceux, nombreux et curieux qui prennent le parti de filer à pied sous le cagnard, chose rarissime aux USA. En bas, on entend déjà la vague bien avant de la voir. Grondement sourd que couvre pourtant le bourdonnement des trois hélicos déjà présents. Il y en aura jusqu’à quatre et à priori, ils ont open bar pour le carburant. Jaws est une vague, Jaws est un spectacle, Jaws est également un business qui tient du superbowl pour les géants de la glisse qui ont depuis longtemps su troquer les valeurs de la contre-culture pour les fondamentaux du marketing. Ici se forge les mythes nécessaires au commerce. Tout comme le rock’n’roll, la glisse s’est un peu diluée dans la réalité marchande. Ainsi va le monde.

Arrivé au point stratégique, on prend conscience du coté liturgique du lieu. Il y a  déjà là, deux cent personnes, peut-être bien plus. D’autres vont venir tout au long de la journée. On est bien dans la communion. Beaucoup d’objectifs sont braqués vers le bas. La lumière est magnifique, il fait beau et chaud, chacun essaye de trouver sa place où son équilibre dans la pente glissante ou dans les hautes herbes. C’est un peu un théâtre qui s’improvise. A moins que ce ne soit un arène. La contre plongée gomme les dimensions, beaucoup sauront difficilement juger s’il y a 9, 10 ou 12 mètres dans les gros sets mais peu importe. En bas, ce qui surprend finalement, c’est l’ampleur de ce qui est à voir. Jaws ce n’est pas seulement un surfer face à sa peur mais une véritable scène. Il y a du monde à l’eau. Plusieurs petits bateaux de pêche, ainsi qu’un premier groupe de jet-skis, restent « stationnés » en retrait sur la gauche de la vague. Ils bougent peu. On devine qu’il y a là photographes, caméramans et autres catégories de privilégiés. Quelques riders aussi, peut-être en proie au doute et on les comprend. Plus au large, là ou se dessine les sets qui feront la légende, d’autres « tandems » jet et surfers. Les leaders sont là-bas et on paierait cher pour savoir quel genre de hiérarchie règne parmi ces fauves de la vague, même si on constate vite que Laird Hamilton est le mâle dominant, si l’on se réfère aux sets qu’on lui laisse dévorer. Les lignes arrivent assez régulièrement. L’angle de la houle est bon et les grosses séries ne sont pas rares. Les coast-guards confirmeront que c’est en milieu de matinée que seront observées les faces de 45 pieds.

A y regarder de plus près, on s’habitue vite à la démence des éléments et on ne prend plus garde à trouver ridicule une vague de 8 mètres. On guette alors au large les signes annonciateurs d’une série énorme, d’une suite de lignes qui frappe l’inconscient. Ça vient inévitablement. Sur l’eau l’agitation redouble et se joue alors une partition qui ne s’improvise pas. La première vague se dresse, la seconde s’annonce et on devine une troisième. L’espace entre est faible finalement. Les pilotes des jets placent aux mieux les riders, chacun à leur tour. Cet attelage d’un nouveau genre se jette dans la pente qui n’a plus pour longtemps des proportions humaines. La face double de taille. Ce lundi matin, les plus grosses seront appréciées à près de 15 mètres. C’est un chaos. Rien que de le voir vous électrifie l’échine. Le jet ski s’est décalé vers l’épaule pour échapper au pire, le rider a pris son destin en main en lâchant la barre. Il est seul sans autre issue que dominer le gouffre mouvant. La pente est immense, vertigineuse, sublime et glassy. C’est un mur qui avance tandis que le surfer se transforme un électron. La vague est une montagne, ce sera bientôt une avalanche, pour preuve elle en prend en quelques secondes les couleurs. L’impact de la lèvre est phénoménal, le déferlement un grand spectacle. Les meilleurs partent à deux, un sur la droite, l’autre sur la gauche, coté sur lequel on verra des surfs très engagés. A un moment, Laird Hamilton ride un monstre d’un trait quasi-rectiligne, quasiment un run de speed. Ce n’est plus du surf, c’est de la descente. Dans dix ans, les retransmissions TV donneront la vitesse instantanée et peut-être des statistiques. Mais si on peut créditer Laird de nombreuses vagues, très juicy, avec entre autres un off the lipp à l’extrême limite de la lèvre, d’autres riders osent aussi la gauche et sonorisent la butte qui résonne des cris de spectateurs. De temps à autre un malheureux fait un faux pas et se fait dévorer. La récupération au milieu du shore break géant et à proximité des rochers est un moment épique. C’est du sauvetage en montagne, il n’y a plus que du blanc.

Au même moment, sur la côte nord d’Oahu, d’autres surfers de gros calibre, dont Kelly Slater affrontent Waimea, autre vague mythique, pour l’Eddie Aikau Invitational. La simultanéité des deux événements  appelle une comparaison directe entre le surf de gros traditionnel et son pendant très moderne offert par le town-in. Chacun choisira son camp mais finalement peu importe. Il y a toujours eu plusieurs façons d’écrire les légendes. Ce que font ces surfers relève de l’extraordinaire et si les exploits des alpinistes frappent davantage l’inconscient collectif, l’exercice est bien le même. « Toucher avec son corps les limites du monde » comme lu un jour dans un récit… de montagne justement.

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