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Ce que nous disent les paysages

A un moment de son histoire, le sport est sorti du strict cadre physique. Des sportifs d’un nouveau genre se sont lancés à la recherche d’expériences susceptibles de nourrir aussi leurs esprits. Le rapport à la nature caractérisait ces pratiques dans lesquelles l’émotion esthétique prenait une grande place. C’est toujours vrai aujourd’hui, la recherche d’action ne s’est en aucun cas substituée au besoin de contemplation. Le sport est devenu un moyen d’expérimenter le monde. Virginie Troussier, qui a déjà eu plusieurs vies,  écrivaine, journaliste, ex-skieuse de haut niveau, passionnée de montagne mais aussi windsurfeuse, que nous sommes très heureux de compter dans les Insiders Codezero, nous parle de ce qui se joue justement dans nos rapports à la nature .

La montagne nous est singulière. Les rapports que l’on noue avec elle, les raisons que l’on a de la regarder, de l’approcher, de la parcourir, nous sont souvent personnels. Nous habitons le paysage, qui se modifie, se distord, espace intérieur surgissant à la surface, charriant tout relief dans le mouvement incessant d’un esprit qui se confond avec ce qu’il perçoit.

La beauté

Le massif qui surplombe notre région ne cesse d’attirer le regard. Nous l’avons toujours observé et nous y retournons, comme aimantés. Qu’allons-nous y puiser ? Est-ce que le regard se renouvelle, se transforme ? Le décor a-t-il toujours la même influence ? La qualité d’un paysage a longtemps été perçue comme inhérente à lui-même. Platon considérait les choses comme étant intrinsèquement belles. Augustin, comme Platon, plaçait les concepts de proportion au cœur de son esthétique, et considérait la beauté comme une constante. Pour Thomas d’Aquin, elle était dérivée de trois facteurs : « l’intégrité ou la perfection », « la proportion ou l’harmonie » et « la luminosité ou la clarté ». La beauté trouvée dans la nature était considérée comme une expression physique de l’ordre et de la régularité établis par la divinité. La Renaissance se place sous l’influence de la Grèce et de la Rome Antiques, prônant les caractéristiques classiques de symétrie et d’équilibre. Cette approche objectiviste pourrait correspondre à une observation éclairée.

Des informations scientifiques influencent notre appréciation, elles relèvent d’une lecture qui sélectionnera les éléments spécifiques d’un lieu et d’une activité.  Un granit rouge sera aimé à la fois par le géologue (pour la microstructure de la roche), par le grimpeur (pour la solidité, les systèmes de fissures, la pureté des lignes) ou par le photographe (pour les flammes rouges qui se distinguent). La connaissance d’une roche peut ainsi augmenter le plaisir et la satisfaction de l’âme. De même, nous serons émerveillés devant un glacier pour son histoire naturelle : érosion dont les actions durent depuis des dizaines de milliers d’années.

Au 17ème siècle, un tournant s’amorce avec Locke, puis le siècle suivant avec Hume et Kant : la beauté ne naîtrait plus de ses propriétés mais de l’expérience humaine. Le paysage serait une entité dépendante de l’observateur, celui qui le contemple deviendrait nécessairement son architecte. Les deux paradigmes ne s’opposent pas, ils se complètent dans l’expérience esthétique globale.

Correspondances

La montagne est un lieu de mémoire partagée, croisement de vies individuelles et collectives. Les sites portent les événements fondateurs, les récits mythiques. Chamonix est une ville éminemment littéraire. L’histoire des lieux inspire nos échappées. Certains espaces deviennent des « hauts lieux », ils viennent nourrir la mémoire du montagnard, font naître les envies du sportif. Observer un paysage, le traverser, c’est donc le comprendre bien au-delà de son apparence immédiate. Cela demande une vigilance toute particulière, et un appel, peut-être, à des souvenirs, des associations, l’imaginaire, ou comme dirait Baudelaire dans son poème « Correspondances » issu des Fleurs du mal, à des « faux airs », entre des univers aussi disparates soient-ils, qui résonnent « comme de longs échos qui de loin se confondent dans une ténébreuse et profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté ». Associer des livres, des peintures, des souvenirs personnels, des images, des rêves, relève d’une opération mentale spontanée à la faveur de laquelle s’élabore l’appréciation des choses. C’est lorsque cette mémoire esthétique s’éveille que se produit le sentiment de la beauté, sa révélation.  Quelque chose de ce qui ne se voit pas apparaît.

Les lieux qui nous marquent réussissent souvent ce tissage. Ils possèdent, sur le même plan, des moments vécus, des moments pensés, ce qui relève d’une démarche intellectuelle et ce que l’on recherche physiquement. Si nous ne sommes ni géographes ni climatologues, nous restons montagnards avec ce que cela suppose d’inventions et de libertés inavouées.

Engagement

Le paysage sans ce travail de création ne serait totalement vécu. L’activité sportive relève d’une attitude poétique, dans la mesure où elle demande une attention aigue au réel. La montagne, on s’y engage, on s’implique, on y vit plusieurs expériences. On est tour à tour heureux ou inquiet. On y a chaud ou froid. On y dépose notre volonté, nos états d’âme. L’aventure peut commencer. Partir en montagne, marcher, grimper, skier, fendre la neige, caresser le rocher, c’est habiter le monde, en coïncidant avec sa beauté mouvante, comme une initiation à une autre manière d’exister. Une relation fusionnelle avec les éléments s’établit, si bien que l’homme oublie son individualité pour se fondre dans l’eau, la pierre, le ciel. Tout se mêle dans une euphorie intime et universelle. Le corps devient pensant. L’engagement est au coin du sentier, et les sentiers sont infinis – sentiers au-dessus de la maison, sentiers du passé, sentiers du monde, sentiers de la littérature. La démesure du paysage ne protège pas, mais appelle à transcender le quotidien. Nos pratiques deviennent plus qu’un sport : un rite, une éthique, une façon de vivre.

Autoportrait

Ces lieux qui nous sont chers, nous nous les approprions ; ils viennent constituer notre identité. Une interdépendance se tisse au fil des années. Nous nous construisons une géographie intime, qui disqualifie la science des cartographes, mais qui devient une autobiographie, un autoportrait. Un espace offre une infinité de paysages, inépuisables dans leurs métamorphoses, dans la mise en perspective de l’horizon.

Les lieux nous racontent quelque chose, plus l’on en sait sur eux, plus nous nous sentons proches, et plus les moments que l’on vit en eux seront exaltants. Alors nous y retournons, nous nous y replongeons, encore et encore.

Virginie Troussier

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