La grimpe ne s’est jamais si bien portée, tout le monde est d’accord sur le constat.
(archives Codezero. Analyse initialement publiée le 28 août 2017).
On estime à un million le nombre de grimpeurs en France même si la FFME ne compte qu’un peu plus de 90 000 licenciés (+ 37% en dix ans toutefois), détail illustrant une fois de plus la distance – pour ne pas dire la fracture – entre les institutions et les nouvelles pratiques sportives. Le plus significatif est pourtant ailleurs. C’est l’escalade indoor qui tire aujourd’hui l’activité vers le haut, ce qui aurait été jugé hautement improbable au cours des années 80. Les salles se multiplient, leur nombre a doublé en dix ans aux USA où par ailleurs de très grands complexes s’ouvrent comme celui de Chris Warner, idem dans les grandes villes d’Europe avec la salle de Chris Sharma, autre légende américaine, cette fois à Barcelone.
Le phénomène touche aussi la France, dans les grosses agglomérations, mais aussi dans des « petites » villes. Le marché est porteur, les nouveaux pratiquants nombreux, venus de tous les horizons sportifs.
« Certains projets ont même levé des fonds. Quand tu vois d’où vient la grimpe, c’est étonnant » Jean Baptiste Tribout, parmi les tous meilleurs grimpeurs mondiaux dans les années 80 , emblématique des débuts de l’escalade en France, reconverti avec succès dans la distribution de matériel et donc très fin connaisseur du secteur.
La grimpe va bien mais elle a beaucoup changé… Que s’est-il vraiment passé ?
Les racines
Au départ, l’escalade apparaît dans un contexte de vraie révolution culturelle dans le sport. Elle est le fruit d’une rupture avec l’alpinisme traditionnel et le style alpin-cafiste. Le résultat d’une logique sportive, culturelle et sociale comme le détail très bien Jean Corneloup dans son ouvrage sur la sociologie des pratiques récréatives en montagne:
- « Par bien des aspects, cette nouvelle génération s’inspire du mouvement contre culturel américain né dans les années 60 et de la vague soixante-huitarde française » (Corneloup, 2016)
- « Le sommet n’est plus le but du jeu, la relation physique et symbolique avec la voie devient le référent culturel pour explorer et exprimer les potentiels de l’individu « . (Corneloup, 2016)
- « La contemplation peut aussi se lire comme l’expression d’une différence culturelle « . (Corneloup, 2016)
Aux débuts des années 80, les premiers grimpeurs, comme les premiers surfers dans les années 60, sont perçus comme d’aimables marginaux que leurs cheveux soient longs ou courts. Ils ne sont pas dans une logique de résultat, mais de réalisation (c’est sensiblement différent) ou de classement, mais d’expression de soi et en recherchent d’expérience. Le documentaire de Jean Paul Janssen « La vie au bout des doigts » passe aux Carnets de l’Aventure en 1982, cette émission de TV qui, sans le savoir, parle à l’époque du sport de demain. C’est un signal fort, un choc (télé)visuel, culturel et sportif. On y voit un jeune grimpeur charismatique s’affranchir des falaises du Verdon en « libre ».
Sans corde, sans assistance, mais avec une facilité innée et une élégance insensée. Patrick Edlinger offre une vision de la montagne qui brise tous les codes en vigueur, il va devenir l’icône d’un mouvement qu’il contribue à impulser. En fait, il est dans la lignée des Stones Masters, le groupe californien qui a révolutionné l’art de grimper justement, dans le Yosemite, dix ans plus tôt. L’époque est propice. Dans le même temps, une poignée d’hawaiien saute au-dessus des vagues du pacifique sur des planches à voile raccourcies, tandis qu’à San Francisco d’autres illuminés inventent le mountain bike. Le sport, une partie du sport tout du moins, entame une mutation sans précédent.
Pour autant, si la grimpe devient une pratique de plus en plus connue et répandue, une discipline symbolique et exigeante qui passe d’activité marginale à sport reconnu comme le note le magazine Outdoor Expert en 2011, grâce notamment aux clubs, à l’activité scolaire et aux SAE, elle ne semble pas devenir un gros secteur d’activité, donne même l’impression de s’essouffler. Ce n’est qu’une impression. Pour Jibé Tribout, le business de la grimpe a toujours progressé. « C’est le même mouvement qui continue, mais qui aujourd’hui est amplifié par les salles depuis quelques années seulement.
C’était un phénomène contre-culturel, marginal, cette image persiste malgré tout, et le sentiment d’appartenance demeure. Il ne faut pas se limiter au prisme français. En Asie, USA, c’est énorme et il y a des grimpeurs partout dans le monde. Chili, Argentine, Maroc, Algérie, Angleterre, Espagne, Allemagne, Norvège, Russie, Hong-kong, il y a du renouvellement, un flux constant de nouveaux passionnés. La grimpe est devenue un vrai phénomène mondial ».
De l’outdoor vers l’urbain
Si les parois naturelles font toujours recette, c’est bien le développement de la grimpe indoor qui anime aujourd’hui les discussions. Le développement de la pratique du bloc (qui date des années 90), mais aussi celui des salles, les premières datent aussi du milieu des années 90, ont sans doute posé les premières bases. Aujourd’hui, ce sont ces nouveaux espaces, plus nombreux, plus conviviaux, qui provoquent l’adhésion d’une nouvelle génération de pratiquants.
La plupart des nouveaux grimpeurs en salle ne grimpent pas en outdoor mais la majorité a essayé au moins une fois. Reste à savoir ce qui motive ces pratiquants 3.0 qui s’inscrivent chez Block Out, Arkos, Vertical Art, Altissimo, Block Session, Climb Up ou Grimper. Quand un article du journal de l’Outdoor Industry Association (USA) pose directement la question de savoir si la grimpe va détrôner le crossfit c’est osé, sans doute un peu provocateur, mais pas si absurde finalement.
La grimpe s’est scindée en deux branches, l’un d’elle s’apparente à du fitness vertical avec supplément d’âme.
Par ailleurs, la pratique compétitive a muté vers encore plus de performance, de vitesse. De là à faire un parallèle avec des challenges physiques comme Ninja Warrior, il n’y a qu’un pas qui fait réfléchir certains observateurs. Le monde change, le sport également.
« Le crossfit, c’est artificiel, ça manque de racine, tu peux être amené à passer à autre chose. La grimpe est un pur sport de fitness mais avec une histoire, une culture que tu peux t’approprier quand tu veux, en allant sur le terrain expérimenter le sport originel. Partout tu peux toucher la réalité de la grimpe. Ca fait de l’escalade un sport particulier voué à un essor énorme¨
Ce que le succès de la grimpe d’aujourd’hui suggère, c’est plus largement une forme de normalisation des sports alternatifs issus des années 80.
De la contre-culture à une normalité assumée
Plus de trois décades ont passé, ce qui était différenciant et alternatif, est assimilé par le plus grand nombre. À cette différence près, les raisons du succès qu’ont connu les sports de glisse et les sports outdoor entre les années 80 et le début des années 2000 ne sont plus les mêmes. Le retour à la nature, la « communion avec les éléments » qui animait en partie la philosophie du surf par exemple, et même du windsurf, et d’une autre manière en grimpe, n’est plus ressenti de la même manière.
Ce n’est pas nouveau. Le succès du freestyle en montagne était beaucoup plus lié à une culture urbaine que freeride. La passion n’est pas absente dans les motivations actuelles, mais il y a davantage de pragmatisme. La salle n’est donc plus hors de propos, c’est le geste qui est recherché, pas forcément le rocher. Demain, ce sera sans doute la vague artificielle pour le surf. Les comportements ont changé et il n’y a pas que les millenials qui sont concernés.
Globalement l’offre sportive est beaucoup plus vaste aujourd’hui et nombreux sont ceux qui veulent un accès plus direct à la satisfaction, au plaisir. L’attente (des vagues, du vent) est de moins en moins au programme des surfers et autres kitesurfers, en tout état de cause elle n’a plus rien de « romantique », de même que la marche d’approche n’est plus forcément considérée de la même façon par les nouveaux grimpeurs (en outdoor) qui n’y voient pas forcément un préliminaire indispensable.
Le mouvement, la progression, la volonté d’être en forme voir même de sculpter son corps sont par contre devenus des paramètres importants, tout comme la nécessité de pratiquer en groupe comme le souligne l’excellent dossier sur la pratique de la montagne des 18-30 ans paru à l’automne 2016 dans la revue La montage et Alpinisme, média de la fédération française des clubs alpins et de montagne, FFCAM plus connue sous son ancien acronyme, la CAF, qui prouve que cette vénération institution réputée pour son (grand- traditionalisme sait regarder vers l’avenir).
À l’heure où de nombreux pratiquants vivent en milieu urbain mais sont à la recherche de nouveaux univers sportifs, la grimpe apparaît comme le seul sport outdoor transposable. C’est-à-dire compatible avec une activité professionnelle, praticable entre midi et 2 ou le soir. « Tu as 20 ans, tu veux faire un sport cool, en ville, la grimpe est devenue une vraie proposition », pense encore JB Tribout qui ajoute « autre facteur important, c’est très féminisé. Parfois, il y a même plus de femmes. Elles sont très douées, elles jouent souvent dans la même catégorie.
Quand tu vas grimper avec une femme, tu ne te dis pas d’emblée elle est moins forte que moi. C’est un autre phénomène qui fait que ça marche fort. Il y a souvent des Ladies Night dans les salles et il faut l’avouer cette forte proportion de femmes en fait un sport encore plus attirant pour les hommes. »
À l’inverse, les salles ne sont pas non plus coupées de la compétition (qui intéresse principalement les jeunes) et qui rencontre un gros succès. Elles peuvent disposer des mêmes prises et des mêmes blocs qu’en coupe du monde. Bref, le grimpeur 3.0 peut y développer les mouvements spectaculaires vus sur le net. Quelques jours après cette introduction officielle aux JO, avaient lieu à Paris les championnats du monde. Cinq cents grimpeurs en lice et surtout plus de 20 000 spectateurs dans les gradins.
Pour autant, les racines de la grimpe sont toujours solides. Alex Honnold vient de réaliser l’ascension d’El Capitan, paroi mythique pour les grimpeurs, sans corde. Près de 900 mètres qui semblent un défi surnaturel. La légende est réactivée pour un bon moment. Le National Geographic va en tirer un documentaire qui fera sûrement date. On estimait à deux millions, le nombre de grimpeurs dans le monde à l’époque d’Edlinger. Il y en a sans doute quarante fois plus aujourd’hui.