Le nautisme est aujourd’hui en pleine mutation. Si la voile fait toujours rêver, posséder un voilier n’est plus un but. Les dernières décennies sont marquées en effet par le développement de pratiques plus individuelles, plus engagées, plus légères et plus mobiles. Il n’y a plus de ligne de rupture aujourd’hui entre la voile et la glisse : la voile s’est fragmentée, miniaturisée, tandis que le terme de “glisse” a perdu de sa substance identitaire. Que ce soit pour vivre des sensations fortes ou faire de l’exploration douce, l’avenir devrait appartenir aux sports nautiques légers.
Une jeune femme surfe. En fait, elle vole au-dessus de l’eau, sans effort. Elle se tient debout sur ce qui ressemble à un surf, mais ce dernier est équipé d’un foil, cet appendice capable de soulever les embarcations de toutes tailles. Elle tient dans ses mains une sorte de petite aile delta colorée. Il n’y a pas de mât. Ce n’est ni du surf ni de la planche à voile, ce n’est déjà plus du kitesurf. Les pionniers nomment ça le wingsurf, c’est le dernier stade de la miniaturisation de la voile. La scène a lieu à Hawaï, mais pourrait se dérouler en Suède ou dans le Finistère. Il y a quelques mois, sur les réseaux sociaux, c’est un jeune garçon, lui aussi natif des îles hawaïennes, qu’on voyait sur le même type de planche ; il se servait d’une pagaie pour avancer et surfer au-dessus de la houle du large. Le monde change, la société évolue, les pratiques sportives se métamorphosent. De la même manière que la littérature, l’art ou la musique ont été confrontés dans l’histoire à des lignes de rupture, les sports nautiques sont aujourd’hui en pleine mutation.
Des hommes et des femmes expérimentent un nouveau rapport à la mer ; une nouvelle partition se joue sur l’eau. La “maritimité”, néologisme employé par Françoise Péron et Jean Rieucau(1) pour désigner la nature et l’évolution des liens qui unissent nos sociétés au milieu maritime, a fortement évolué au cours des soixante dernières années. Sur les littoraux des pays industrialisés, les activités traditionnelles (pêche, construction navale, cabotage) connaissent des crises successives et ne cessent de décroître. À l’inverse, l’engouement pour les pratiques ludiques n’a cessé de croître.
La relation à la mer ne cesse d’évoluer. De territoire hostile sur lequel ne se lançaient que les explorateurs, elle est devenue une aire d’échange et de travail, un espace ludique, un cadre d’innovation aussi. Revenons en arrière pour comprendre.
Ligne de partage
Commençons par le surf qui arrive en France dans les années 1960. La pratique emballe quelques passionnés, fait sourire les autres. Les institutions locales ne voient pas d’un très bon oeil les surfers, qu’elles considèrent comme des marginaux, si bien que le surf restera longtemps limité géographiquement. On le dit issu de la contre-culture américaine, il va être le terreau d’une contre-proposition sportive : il est le signal faible d’un changement majeur à venir. Dans le même temps, la voile commence à se développer. Si l’école des Glénans a été créée en 1947, c’est dans les années 1950 que de nombreux nouveaux bateaux, qui feront date, sont inventés. Ils se nomment le Vaurien, la Caravelle ou le Corsaire. La plaisance ne prend pourtant son essor qu’au milieu des années 1960 avec une innovation technologique : l’arrivée du polyester, un nouveau matériau qui simplifie tout. La pratique croît dans les trois décennies qui suivent. L’engouement est très fort, les Français vont sur l’eau, une partie d’entre eux tout du moins.
Le bateau habitable symbolise un rêve, les chantiers navals surfent sur cette vague. L’État soutient la création d’infrastructures touristiques (stations, ports de plaisance…). Les Français de la classe moyenne accèdent à la voile.
L’entreprise Bénéteau, aujourd’hui leader mondial des industries nautiques, se développe. À l’autre bout du monde, Hobart Alter, surfer californien ingénieux, crée en 1967 le Hobie Cat 14. Un bateau léger, issu d’une autre vision des choses, une embarcation sportive capable de s’affranchir des déferlantes. Génial, mais un peu instable. En 1969, il sort un autre modèle, le Hobie Cat 16, plus grand. Au début des années 1970, les Hobie sont aussi fabriqués en Europe, dans le sud de la France. C’est plus qu’un signal faible : il s’en vendra des milliers. La société évolue vers plus de liberté, plus de mouvement, il en est de même dans l’environnement sportif.
Génération Glisse
Nous sommes donc à la fin des années 1970. Les premières planches à voile arrivent sur le littoral hexagonal et rencontrent un très grand succès. Au tout début des années 1980, le jeune Robby Naish, mais aussi Jürgen Hönscheid et quelques autres véliplanchistes illuminés investissent les vagues hawaïennes et dynamitent les limites de ce que l’on est censé pouvoir faire sur l’eau. On comprendra plus tard que la planche à voile n’est pas un phénomène isolé. À l’époque, dans les clubs nautiques français, les jeunes ont le choix entre le Laser, l’Optimist ou le pédalo…
Au même moment, d’autres Californiens disruptent le marché du cycle en utilisant des vélos de plage pour descendre des hauteurs de San Francisco. Ils inventent le mountain bike et créent de nouveaux codes. Toujours dans les années 1970, d’autres pionniers habitant eux aussi l’Ouest américain affrontent le rocher d’une autre manière. Les rock masters renouvellent l’imaginaire de l’alpinisme.
La France découvrira la grimpe au début des années 1980, en regardant à la télévision Patrick Edlinger s’élever à mains nues dans le Verdon. Ce glissement des plaques tectoniques du sport se prolonge en hiver. L’esprit du surf arrive sur la neige, le snowboard bouscule tout. Pourtant, tant sur le littoral qu’en montagne, ces évolutions sont largement sous-estimées car trop éloignées du format traditionnel. Elles vont pourtant enfanter des marques, comme Patagonia, The North Face, Specialized ou Burton. Les années 1980 sont le théâtre d’une sorte de libération du sport. Si la planche à voile est sans doute l’exemple le plus marquant de cette libération, l’envie de liberté se retrouve ailleurs dans le sport. C’est un changement profond, pérenne, qu’Yves Bessas est l’un des premiers à comprendre : il crée en 1979 le festival de cinéma La Nuit de la glisse – le versant sportif d’un changement social, comme le dira plus tard l’universitaire Alain Loret dans Génération Glisse.
Déclin de la discipline
C’est le propos même du sport qui est alors en train de changer. Le surf et le skate sont les signes avant-coureurs d’une révolution – la désaffection pour les règles imposées au profit de l’autonomie – que peu de gens appréhendent à l’époque. Les institutions ne comprennent pas,donc ne suivent pas.
Ces pratiques sont désormais libres, tant dans le temps que dans l’espace. Elles s’affranchissent des lieux classiques, des structures et des codes traditionnels.
Les femmes arrivent dans les vagues et sur les parois. Plus tôt, dans les années 1960, on avait assisté à un phénomène similaire avec le running. Si les premiers coureurs sont vus comme des farfelus, la course à pied est néanmoins sortie des stades. Les femmes se saisissent de cette liberté, même si, en 1967, les officiels du marathon de Boston, épreuve interdite aux femmes, tentent d’empêcher Kathrine Switzer de courir. Les femmes ne sont alors qu’au début d’un long combat pour accéder au sport, domaine qui, d’une manière générale, reste essentiellement masculin. Mais le phénomène de société est en marche.
Course au large
En France, se juxtapose à ces tendances un autre phénomène, la course au large, discipline dans laquelle les Français s’affirment pleinement. Il faut en tenir compte, car son poids médiatique ne va cesser de croître. Impossible de ne pas citer Éric Tabarly qui, non seulement brille comme skipper, mais se présente très tôt comme un visionnaire. Il entraîne dans son sillage une génération de marins talentueux et audacieux. Citons Kersauson, Pajot. Viendront ensuite des grands noms, comme les frères Peyron, Florence Arthaud, Michel Desjoyeaux, Laurent Bourgnon, plus tard Franck Cammas, François Gabart, Thomas Coville et tant d’autres. Architectes navals, ingénieurs et chantiers high tech marchent dans les pas de Tabarly.
Cinquante ans plus tard, la course au large a acquis ses lettres de noblesse en France. Des défis fous ont été imaginés, des bateaux hors du commun ont été créés pour réussir ces paris, de nouveaux défis ont été inventés à la mesure de ces nouveaux engins.
Si les réalisations sont fabuleuses, elles sont aussi paradoxales. Le Vendée Globe ou la Route du rhum attirent des centaines de milliers de gens, la voile est populaire, le sponsoring est florissant, mais le marché nautique est aujourd’hui en crise et tout ne peut pas être mis sur le dos de la funeste année 2008. Le monde change, la société évolue, les pratiques sportives se métamorphosent, nous le disions en introduction. Surtout, si la voile préempte les imaginaires, la réalité lui est moins favorable. Les chiffres sont implacables : le marché du bateau en France est dominé par le petit bateau à moteur. Le voilier fait rêver, mais le posséder n’est plus un but. Dans un pays qui a un problème avec l’argent, être propriétaire d’un voilier est devenu un marqueur social de réussite. Et cela génère de nombreuses contraintes qui ne sont plus compatibles avec la réalité d’aujourd’hui. Entre-temps, les pratiques légères ont pris un essor considérable, si l’on veut bien se donner la peine de les considérer comme un ensemble unique. Effectivement, elles sont sujettes aux modes et ne s’adressent pas toutes à tous les publics.
Zapping sportif
Finalement, c’est un glissement. La voile s’est fragmentée, miniaturisée, elle est aujourd’hui multiple et transversale. Il n’y a plus de ligne de rupture entre la voile et la glisse, ainsi qu’en témoigne l’itinéraire de François Gabart, à la fois coureur au large et surfer. Le terme “glisse” a perdu de sa substance identitaire. Désormais, on consomme les sports de glisse, sans leur accoler une culture propre.
Le succès du kitesurf, par exemple, est dû à son potentiel d’attraction, à sa relative facilité de pratique, au réseau d’écoles dans le monde entier.
On part faire du kite à Dakhla, comme on achète un stage de yoga à Bali ou un séjour de plongée en Égypte. Il y a des clubs d’entrepreneurs kitesurfers, on fait du beach business… : la contre-culture sportive des années 1980 appartient bien au passé ; l’esprit alternatif est ailleurs.
En quarante ans, la relation au sport a changé. Hier, on se forgeait une identité sportive au travers d’une pratique dominante ; aujourd’hui, on pratique davantage un zapping sportif. Le sport est plus que jamais partie intégrante de la vie de tous les jours (de ceux qui le veulent tout du moins), et l’offre a explosé. Les valeurs associées au sport ont changé, elles aussi. Les nouvelles générations privilégient la convivialité, le partage, l’immédiateté. Elles acceptent moins facilement un long apprentissage. Le partage n’exclut pas une pratique individuelle, mais dont on profite en groupe.
La voile traditionnelle ne sort pas gagnante de cette mutation, elle qui continue à parler majoritairement un langage technique, compétitif ou associatif. D’où l’urgence pour cette discipline de trouver un nouveau langage. La vision occidentale de la plaisance, issue de l’après-guerre, a massivement formaté nos désirs nautiques, compétitifs ou non. Cette vision perd de l’influence avec les changements de génération. L’expression “triangle olympique” n’évoque rien à la majorité des gens.
Crise environnementale
L’apparition de pratiques plus individuelles, plus engagées, plus légères et plus mobiles, a marqué les soixante dernières années. Dans quelle mesure la crise environnementale va-t-elle modifier à la fois la société, nos valeurs et nos com- portements ? Quel discours tenir aux pratiquants ? C’est une réponse culturelle et non technique qu’il faut apporter. Ira-t-on toujours en mer, avec le même désir en sachant ce milieu pollué ? La question n’est pas tabou. Faut-il rappeler que, en 2018, les Philippines ont littéralement fermé (pour une période de six mois) l’île de Boracay, paradis devenu enfer en l’espace de quarante ans ? Celle de Bali est désormais aussi connue pour ses déchets que pour ces vagues. La concentration de micro- plastiques en Méditerranée est affolante. La température qui monte va bouleverser la géo- graphie sportive.
Quel impact l’urgence climatique aura-t-elle sur les consciences ? En quoi la nécessité d’instaurer un autre rapport à la nature influera sur le sport actuel ? Dans son article intitulé “La forme trans- moderne des pratiques récréatives de nature”, Jean Corneloup nous donne des pistes de réflexion(3). La quête de record, de performance à tout prix, sans aucun souci d’économie de moyens et de ressources, a une fin. Les pratiques à moyens engagés limités, les disciplines légères pourraient revenir dans l’air du temps.
La vitesse était l’enjeu du XXe siècle, un rapport moins dominant au monde pourrait être celui du XXIe siècle.
Avec le stand-up paddle, l’indémodable kayak et le petit voilier authentique pourraient devenir des engins de micro- exploration. Une sorte de retour aux sources. D’autant que le poids environnemental des infrastructures deviendra un paramètre incontournable. Les professionnels du ski s’inquiètent de la montée éventuelle d’un “ski bashing” : la montagne étant en grande souffrance, les stations risquent de devenir le symbole d’une montagne surexploitée et malmenée. Va-t-on voir apparaître un hashtag #balancetonport pour dénoncer les ports de plaisance ? Les nouvelles générations finissant par les voir comme de vulgaires parkings encombrants, regroupant des bateaux qui ne bougent pas, symboles de produits polluants et peu utilisés. Le débat sur l’environnement qui secoue le monde pose la question du déplacement, en avion notamment.
On consommera et on fera du sport plus “local” ; le rêve du grand large pourrait s’estomper au profit de ce qu’on peut faire dans l’estran. Le plaisir n’est pas forcément une question de distance ni de moyen.
Ce sujet a été initialement commandé et publié (sous le titre « L’avenir appartient aux sports nautiques légers » par la REVUE ESPACE. Il ouvre le dossier Nautisme et Plaisance du numéro 352 je janvier/février 2020.