Un jeune influenceur, plutôt urbain, habitué aux plans « mode » et aux clichés devant des voitures puissantes, suivi par plus de 7 millions d’abonnés sur YouTube et plus de 5 sur Instagram, se met un jour en tête de grimper l’Everest. Novice il y a un an, il a atteint le sommet hier. En fait, le vrai sujet n’est pas vraiment l’Everest, cette montagne devenue un produit, mais ce qu’est le sport aujourd’hui. Que peut-on apprendre à cette occasion ?
Revenons rapidement en arrière. À partir des années 70 se dessine une sorte de fracture entre le sport traditionnel, normé (le sport moderne) et un sport plus libre, basé sur la recherche de la sensation et guidé avant tout par une envie de liberté (le sport postmoderne). Il faut voir cette évolution comme une tectonique des plaques sportives. Le continent sportif se transforme, se morcelle, se recompose. Là n’est pas le seul changement que le sport ait connu, mais c’est un des principaux virages, d’ordre culturel, concernant les cinquante dernières années.
C’est quoi le sport aujourd’hui ?
La question qui se posait jusqu’ici, et sur laquelle nous réfléchissons depuis un bon moment, était de déterminer, de comprendre, quel mouvement de fond équivalent accompagnait l’époque actuelle et les nouvelles générations, dans le rapport au sport et aux loisirs sportifs. Quels paramètres, et quelles valeurs pouvaient bien avoir changé ?
Le sport d’aujourd’hui est composé de différentes « strates » sportives qui se sont superposées depuis cinquante ou soixante ans. Résumons à gros traits : le sport traditionnel bien sûr, la période des « conquêtes » en montagne et sur l’eau, la glisse (la liberté), l’outdoor, l’extrême, le retour au corps (développement du fitness), l’effort voire l’ultra effort plus récemment, sans oublier l’e-sport. Nous avions émis l’idée de l’identité sportive multiple (ou la vie sportive liquide pour faire référence à Zygmunt Bauman), que nous maintenons. On sait aussi que le spectre des motivations s’est considérablement élargi mais ce n’était pas suffisant.
L’arrivée des réseaux
Cette photo, ce subtil mélange des genres qui ne doit rien au hasard, le personnage qui se met en scène, Inoxtag, nous aide à décrypter une partie de ce qui est en train de se jouer. À notre humble avis. Ce n’est pas un changement de pratique, ni de culture, c’est une bascule totale. Le point de vue qui suit n’est pas LA clé de lecture mais une clé parmi d’autres, mais il apporte un éclairage supplémentaire à nos yeux.
L’aventure d’Inoxtag raconte un virage complet dans la perception du sport par les nouvelles générations, une partie au moins, et la manière dont elles s’en saisissent. Elle permet surtout de constater certains changements majeurs, en particulier sur les points suivants :
- La visibilité
- L’accès
- La compétence
- Les valeurs
La visibilité, les réseaux, la marchandisation
La visibilité du sport s’est démultipliée et ceci, dans des proportions qu’il était difficile d’imaginer. On parle donc de l’audience globale dont bénéficie le sport en général, de sa place dans nos sociétés qui a augmenté, ainsi que de la visibilité de toutes sortes de pratiques dont on n’aurait pas forcément eu connaissance en 1970. Cette visibilité est le résultat de l’arrivée successive d’Internet, du smartphone et enfin des réseaux sociaux qui sont venus compléter l’offre TV, qui elle aussi a considérablement augmenté.
Réseaux qui ont aussi permis l’émergence d’influenceurs dont la notoriété leur permet d’attirer des partenaires et notamment des acteurs comme ici Nike, capables de se déplacer transversalement dans cet univers sportif élargi à une culture transversale, mêlant mode et musique. Le sport est par ailleurs devenu un produit de grande consommation et un support de communication.
Cette visibilité ne concerne plus uniquement les champions du sport moderne, elle peut être l’apanage d’autres profils. Inoxtag, Ines Benazzouz de son vrai nom, pur produit des réseaux sociaux, l’a parfaitement compris. Il n’est pas alpiniste (il l’est devenu, a fait en accéléré les efforts nécessaires pour) mais il s’appuie sur une communauté bien plus conséquente que de nombreux sportifs traditionnels.
L’accès, le mode de consommation
L’accès est aujourd’hui totalement différent, en premier lieu parce que l’offre de pratiques sportives est beaucoup plus large aujourd’hui et qu’un simple smartphone vous permet de connaître et de choisir ce qui vous convient et ce que vous avez envie de « goûter ». Les jeunes générations testent mais ne s’attachent pas forcément. Elles passent d’une expérience à une autre. Au-delà de l’accès, il y a la vitesse. Tout doit aller vite.
La compétence
Elle est toujours recherchée, désirée, mais une progression longue et fastidieuse est un processus dans lequel les nouvelles générations se projettent moins que leurs parents. Et ce n’est plus forcément vécu comme un handicap insurmontable. Inoxtag, urbain et pas spécialement sportif, en tout cas absolument pas alpiniste au sens où ce terme désignait jusqu’à présent quelqu’un d’expérimenté, se lance d’entrée dans un projet Everest. Une montagne sur laquelle même des alpinistes expérimentés meurent. Il a suivi une formation accélérée et s’est révélé très attentif et même sensible à ce qu’il voyait.
Reste que le récit montagnard est cul par-dessus tête. En apparence tout du moins. Demain, c’est quoi ? Inoxtag sur le Vendée Globe, aux 24h du Mans, à l’UTMB ?
Les valeurs
En conséquence, même les « valeurs » et autres mots-clés que l’on colle sur le sport et qui sont encore souvent celles du sport moderne, donc effort, persévérance, cohésion, humilité, discipline, sacrifice, etc., sont à minima bousculés voire devenues obsolètes. En apparence encore une fois. Les nouvelles générations n’y adhèrent plus aveuglément et leurs motivations sont autres même si cet exemple ne résume pas l’ensemble des jeunes.
Dans le même temps, Le Monde Diplomatique publie dans son numéro de mai une très intéressante tribune dans laquelle Philippe Descamp questionne l’utilité des J.O, alors que les institutions nous les vendent comme la clé qui résoudrait tous nos maux. Par ailleurs, signal plus que faible parmi tant d’autres, une étude du Crédoc nous dit qu’en 2022, le sport est pratiqué en plein air ou en milieu naturel dans plus d’un tiers des cas, à domicile dans un quart des cas. En d’autres termes, il ne reste que 22% du sport pratiqué qui a lieu dans une infrastructure traditionnelle.
Une fois encore, le sport est en profonde métamorphose. Comme dans l’art, comme en musique, de jeunes générations bousculent, transforment, réinventent. Le cas Inoxtag est peut-être un épiphénomène mais il aura des répercussions. Quelque part, on cherche ce que cette désacralisation va produire. En résumé, en quoi consiste l’excellence aujourd’hui puisque tout peut s’atteindre ou s’acheter en apparence facilement ?
Une question parmi d’autres, si finalement, tout ceci n’entraînait pas à terme une dissolution des communautés émotionnelles structurant le sport ces soixante dernières années ?