La grande question du sport, initiale, transversale, est celle des motivations. Une grimpeuse en appelle à Michel Foucault et à ses hétérotopies et nous propose une vision passionnante du sport.
Pour quelles raisons nous mettons-nous en mouvement, quels sont les motifs conscients ou inconscients, rationnels ou émotionnels, qui « conduisent » tel sportif sur un terrain de basket ou le club de foot, tel autre sur les parois rocheuses, les vagues, ou ailleurs puisque les choix ne manquent pas. Nous aurions pu citer les dojos, les salles de fitness, les cours de yoga ou simplement les trottoirs de Paris ou d’une petite ville de l’Oregon pour une séance de running du soir.
Ces raisons sont multiples, peuvent varier du tout au tout d’un individu à un autre. À l’époque de l’hyperchoix, une personne peut basculer d’une motivation à une autre, en fonction d’un contexte. Lorsque l’on veut isoler ces facteurs ou ces objectifs qui influencent nos choix sportifs, on peut citer la performance et ce qui s’y rattache, la recherche de sensation, l’identité ou l’image de soi, l’envie de liens (socialisation), la santé et tout ce qui peut y être lié. La liste est non exhaustive, on pourrait y ajouter la très pragmatique problématique d’accès (géographique et économique). Ces paramètres de choix peuvent se composer, l’humain est complexe. Évidemment, chaque humain possédant un capital culturel différent (Bourdieu), sera sensible à tout ceci à sa manière.
L’émergence des sports alternatifs ou « libres », postmodernes diront les sociologues, courant des années 70 et 80, davantage centrées sur la sensation et la recherche de liberté, reste un changement fondamental dans les motivations qu’on peut résumer par le déclin de la discipline, de l’effort et de l’intérêt pour le « résultat » au profit de l’autonomie, de la liberté et de l’expérience du moment. Aujourd’hui, d’autres métamorphoses sont en cours. Le monde change, la société évolue…
Une jeune et talentueuse grimpeuse, musicienne et activiste, comme elle se définit sur sa page Instagram, nous apporte cependant un éclairage supplémentaire, sa perception nous aide à faire un lien inattendu. Éline Le Ménestrel convoque avec une grande intelligence et beaucoup de justesse Michel Foucault dans un Reels. Et oui, les réseaux sociaux peuvent avoir de l’épaisseur intellectuelle, il faut juste chercher.
L’hétérotopie est un concept forgé par ce brillant intellectuel dans une conférence de 1967 intitulée « Des espaces autres ». Il y définit les hétérotopies comme une localisation physique de l’utopie. Ce sont des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, comme une cabane d’enfant ou un théâtre. Au contraire de l’utopie, qui est un modèle idéal, l’hétérotopie est donc concrète et située. Dans le Reels, Foucault parle : « Je crois qu’il y a, et ceci dans toutes les sociétés, des utopies qui ont un lieu précis et réel, un lieu qu’on peut citer sur une carte. Ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’indien dressée au milieu du grenier. La société a organisé elle-même et bien avant les enfants ses propres contre-espaces, ces lieux réels hors de tous les lieux ».
Sur l’écran, les images de grimpe, de nature et de vie se succèdent. C’est raccord, c’est limpide, le message est clair : les espaces que nous rejoignons pour vivre nos passions, dans le cas cité, les parois rocheuses sont des hétérotopies. Des endroits où s’appliquent d’autres règles, raisons pour lesquelles nous les rejoignons. Cette belle idée est une vraie clé de lecture du sport/évasion d’aujourd’hui et elle va bien avec la notion de communauté émotionnelle (BH Rosenwein, Max Weber).
Le discours des institutions qui nous invitent à « bouger » et qui veulent faire de nous une « nation sportive », reste très conservateur et surtout fait peu appel à la « foule sentimentale » que nous sommes aussi. Le succès du sport tend à prouver que nos imaginaires sont de puissants moteurs, que le plaisir nous mobilise au moins autant voire beaucoup plus que la performance. Le sport est une façon d’échapper à nos cadres habituels et à nos contraintes mais ce que nous dit Éline Le Ménestrel en s’appuyant sur le philosophe, c’est que tout ceci va bien au delà.
Et si on s’en inspirait pour parler de sport, de mouvement, de mobilité, différemment ?
