Le trailrunning est devenu un sport de masse. Une communauté ou une addition de coureurs aux objectifs différents ? Sur les courses, le gap entre l’élite et les autres sportifs est devenu très important voire problématique. Les plus rapides ne se retrouvent plus dans l’esprit des grands rendez-vous. Certains vont se radicaliser. On prédit l’arrivée des black shorts du trail : l’expression d’un communautarisme rampant. Ces coureurs qui se revendiquent comme les gardiens du temple vont aller voir ailleurs. Ils vont s’inscrire à des courses extrêmes ou créer leurs propres parcours pour retrouver du sens, en opposition à la masse.
Par Franck Oddoux
Deux réalités
On assiste à un spectacle curieux sur l’UTMB, la Diagonale des Fous et tous les Ultras où pros et amateurs continuent à se côtoyer. Les premiers prennent leur douche après moins de 24 heures de course, les autres passent deux nuits dehors et flirtent avec 66 heures d’effort. Deux courses en parallèle, un peu comme si on faisait tourner sur un même circuit des Formule 1 et des Logan break. Certes, il faut de l’abnégation pour boucler 170 kilomètres mais le postulat de départ, c’est surtout de courir, pas franchement de marcher. Et c’est ce qui énerve les puristes du trail tentés par la radicalisation.
Poussons le bouchon plus loin : comment 30% des coureurs d’un Ultra peuvent tolérer d’être assimilés à ces sportifs, certes respectables, mais qui n’ont pas du tout le même niveau que la tête de course ? Même jeu, mêmes règles mais chronos (radicalement) différents. C’est pourtant tout le charme et le hiatus des sports de masse. Oui, il faut s’y faire, le trail est devenu un sport de masse. Lui qui se revendiquait d’une pratique légèrement déviante, l’archétype de la pratique outdoor avec un esprit qui le caractérisait, est rattrapé par le gros de la troupe.
Un scission
La machine de guerre, le trailer aux mollets d’acier, doit non seulement supporter le vulgum pecus sur les courses mais il doit digérer le spectacle incongru des posts égotiques sur les réseaux sociaux. Sur certaines courses ça devient la cour des miracles : des happy few, des bloggeuses (et bloggeurs) occupent le terrain médiatique et laissent planer le doute sur leurs exploits rapportés et la réalité sportive. Le talent du story-telling sans doute… « l’être et le paraître ». Pendant ce temps, certains coureurs affutés pour gagner sont moins considérés que ces stars médiatiques autoproclamées. C’est particulièrement criant sur les courses se disputant dans les déserts.
Inévitable démocratisation
Pour parler trivialement, le trail suit logiquement la courbe du développement marketing. Au début, il y a les pionniers défricheurs, puis les enthousiastes suiveurs, ensuite viennent les amateurs trop heureux de participer. Du coup, les pionniers rêvent d’horizons plus excitants et se plongent vers d’autres extrêmes supposés. Mettons-nous à leur place : quand on s’investit à fond dans le sport, on est animé d’un désir de différenciation.
S’extirper de la masse, c’est le but et le plaisir premier : être le seul du village à courir un semi-marathon puis un marathon puis un trail de 50 km, de 80, 110 puis un Ultra… Problème. Plus moyen d’être champion olympique de sa région ; ils sont désormais des milliers à avoir couru les Templiers, le MDS, l’UTMB, la Diagonale des Fous… A quelle vitesse et comment ? Ce n’est le souci de personne… sauf des puristes.
Gros décalage
Appelons-les comme l’on voudra, ils sont les déviants : ce sont les black shorts, les extrémistes du trail… Les pionniers se sont radicalisés car ils ne se reconnaissent plus dans ce sport de masse. Nous ne parlons pas des coureurs sous contrats avec les marques car ces derniers sont « condamnés » à jouer le jeu de la compétition officielle. Non, on parle d’un groupe pas encore totalement défini de coureurs pas si éloignés du podium, dont les capacités physiques et la dureté des entrainements leur ouvrent des horizons kilométriques : distance et vitesse, deux mots qui d’après eux n’auraient jamais dû quitter le trail. Ils peuvent continuer à porter des dossards mais ils s’orientent de plus en plus vers des épreuves dures qui font sens. L’Oman by UTMB, par exemple, et son champ de cailloux bouillis par le soleil est l’une de ces courses « challenging ». L’un de ces parcours où il n’y pas de faux semblant.
Émergence du off
On remarque une autre évolution, celle des « off » : s’affranchir des règles ou obéir à ses propres règles. Les courses sans classement commencent à se développer, issues de certains esprits retors. On se lance dans d’immenses traversées où le terrain de jeu est la planète. On n’a plus qu’une seule envie, courir seul, sur un single, en montagne ou dans les steppes, sur un balcon avec fenêtre avec vue, torse nu, simplement en short.
L’esprit du surfeur black short n’est pas glorieux, lui qui a bâti sa légende à force de violence sur le North Shore Hawaïen. On peut chercher à les excuser en considérant la déferlante de surfeurs amateurs qui se sont abattus sur leurs spots. Des pacifistes qui ont mal tourné car on a tenté d’accaparer leur jouet : les vagues. Quand un sport perd ses pionniers ou perd son sens, les questions commencent à poindre. Les triathlètes à force d’ennui sur les parcours aseptisés ont lorgné sur les parcours Xterra… Les pionniers et les porte-drapeaux d’un sport font le sel, l’âme de l’activité.
En trail, ils ont commencé à aller voir ailleurs pour retrouver des émotions et du sens. Cette tendance à l’extrême est transversale à plusieurs sports : à l’endurance, aux sports d’adresse et de glisse : le VTT Rampage, le big surf genre vague géante de Belharra… Leur pratique sportive doit les faire rêver au travers du dépassement et la confrontation de soi. Ces trailers vont aller courir ailleurs, avec leurs propres limites. Le risque c’est l’entre soi, l’exclusion. Le sentiment de domination ou de supériorité.
Next Step
Cette évolution doit interroger à la fois les marques, les organisateurs et les fédérations sportives. Car lorsque l’on s’ennuie ferme dans une pratique et que l’image du sport n’est plus en accord avec ses aspirations, on quitte le navire. Du côté des marques, tout le challenge consiste à vendre des produits en résolvant la quadrature du cercle : comment expliquer qu’en adoptant des produits fabriqués en série, on est paré pour une aventure individuelle ? Pour les organisateurs, l’heure n’est pas à la remise en cause.
Le potentiel du marché est toujours élevé. Les coureurs boudeurs sont minoritaires et la dispersion des trailers sur les multiples courses ne favorise pas la lecture des attentes de certaines catégories, fussent-elles affublées d’un short noir. Mais pendant ce temps, certains font de l’alpi trail sur le toit de l’Europe en solo, ou se lancent dans la traversée de l’Atlas, sillonnent le GR20 en toute liberté. Reviendront-ils sur les épreuves de masse ? Ces Black shorts du trail sont l’expression en creux d’une trop grande aseptisation des trails actuels.