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Votre émotion est-elle numérisable ?

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À l’heure où tout le microcosme sportif ne parle que de #2024 et de #digitale, voici un contre-pied publié sur Codezero en février 2017.

Quelle que soit l’allure à laquelle nous courons, la technologie nous rattrape. Les capteurs seront bientôt sous notre peau, le smartphone est la nouvelle boîte de Pandore, elle nous connecte au « monde ». Or nous allons jouer dehors pour  nous en extraire. Ce que l’on va gagner en analyse, on le perdra peut-être en émotion. 
Par Thierry Seray

Les débuts du sport connectés

Revenons en 2006 et résumons à l’envie. Nike place un capteur dans les chaussures des runners, le raccorde à un iPod qui informe de la distance parcourue. Arrive ensuite l’Apple Store suivi du dispositif équivalent dans la galaxy Androïd. Les développeurs saisissent cette opportunité et les premières applications comme Runkeeper ou Runtastic apparaissent. Avec elles, les accrocs du chiffre et de la courbe de progression.

Le sport se numérise, le runner est toujours « free to Run », libre à lui de mettre les doigts dans l’engrenage des données en connaissance de cause ; le monde marchant saura exploiter les failles de l’âme humaine, c’est le rôle de la persuasion clandestine*. Quelques années plus tard, c’est l’apparition des premiers objects connectés dont le bracelet Jawbone.

Le futur du sport sera digital, c’est déjà une certitude dès ce moment-là, même si on est loin d’imaginer l’ampleur que tout cela va prendre. Aujourd’hui, c’est une réalité. L’électronique et les applications sont partout et ce n’est que le début. Vous pouvez déjà vous filmer en HD, vous faire suivre par un drone, vous allez pouvoir décomposer, analyser vos gestes, vos efforts, vos résultats. Dans le golf, le fitness, le foot, la nage, le basket, le baseball, le surf avec Trace, le kite avec Woo ou Picq, le skate via Syrmo, le VTT avec Strava et bien évidemment dans l’outdoor au sens large. Il y a toujours une application pour ça… Le ski également avec Rossignol et Piq, la grimpe n’y échappe pas non plus avec Whipper pour ne citer qu’eux.

La technologie va si loin, qu’associés à votre smartphone les capteurs de toutes sortes peuvent déjà vous aider à tirer des données de votre environnement. La météo et le GPS sont devenus des infos élémentaires, la prochaine étape sera de scanner votre corps. Passons sur le rythme cardiaque. Très rapidement, chacun pourra quantifier, l’effort, l’intensité (voir ce que propose Athos), le stress pour chacun de vos mouvements, la fatigue, la déshydratation, mais bientôt les taux de métabolites (lactate, glucose..) et d’électrolytes (ions sodium et potassium) et la température pourront êtres mesurés en permanence et non plus à intervalles réguliers. La chaleur interne de certains sportifs est déjà suivie, le capteur étant ingéré via une gélule.

Enquêter sur le sujet revient à faire un voyage dans le futur. Celui dans lequel vous aurez à votre disposition un panel d’outils passionnants pour vous entraîner, progresser et mettre ces datas en mémoire. Genetrainer vous propose même un plan d’entraînement qui prend en compte votre… ADN. Encore une fois, à chacun d’utiliser ça en connaissance de cause. Samsung, qui est, comme on pourrait le rappeler non sans mauvaise foi, un fabricant de micro-ondes, vient aussi de présenter une planche de surf connectée avec écran intégré. Reste à savoir quelle influence aura à moyen et long terme l’arrivée d’une évolution aussi profonde dans des univers comme la glisse et l’outdoor justement. On ne fait pas du surf ou de la montagne pour juste transpirer ou faire du muscle. La démarche n’est justement pas basée sur la performance, mais sur une vision plus existentielle. On va « dehors » pour se déconnecter du monde, pour assouvir son besoin de nature. Quel intérêt alors si le monde vous poursuit… ?

Le retour de la mesure

Dans l’absolu, il faut prendre l’assertion au pied de la lettre, « on n’arrête pas le progrès ». On peut néanmoins choisir la manière dont on s’en saisit. Cette évolution technologique est passionnante. Après tout, nous sommes passés du coton au Goretex, du bois au carbone, du cuir à l’uréthane, de la boussole au GPS et on s’en porte plutôt bien. Mais le sport connecté, si l’on met de côté l’aspect santé éminemment utile, c’est surtout le sport mesuré. Or que mesure-t-on ? Le parcours, le temps, en d’autres mots la performance.

Le sport connecté n’est jamais que le retour du sport normé, chiffré, de la comparaison et de la compétition sous une forme ou une autre. Ce que nous voulions fuir. La Suunto au poignet ou le Garmin dans la poche sont une sorte de signes extérieurs de performance, des nouveaux totems. Pour certains performers, ce sont des outils indispensable, pour d’autres, les données produites deviendront un miroir, une obsession plus ou moins marquée.

Relisez Blanche-Neige si besoin. Si chacun est libre de choisir de quelle manière il se connecte et s’il partage ses données, autre aspect de cette évolution, qui rentre en résonance avec les réseaux sociaux, il n’en demeure pas moins que c’est une évolution dont il faut bien cerner les contours. Peut-on être à la fois être outdoor et connecté, chacun devra se poser la question sachant que le coeur de cette révolution sera votre smartphone et que vous ne pourrez plus forcément être en dehors du monde avec un tel fil à la patte.

Votre boss ou vos clients pourront toujours vous atteindre. Le deal est faustien. En fait, pour vraiment se positionner, il faut prendre un peu de hauteur et chercher à cerner dans quel contexte culturel nous nous situons. Pendant l’été 2015,  alors que Jean Marc Barr interprétait à l’écran Jack Kerouac,  il déclarait ceci : la génération «beat» avait entre 20 et 30 ans dans l’immédiat après-guerre, elle n’avait pas envie de suivre la tranquillité proposée par Eisenhower à l‘époque ; la maison, la famille… Ils étaient dans l’exploration intellectuelle. Ils cherchaient une fortune spirituelle… ils étaient des aventuriers qui poursuivaient, à travers le territoire des États-Unis, une liberté individuelle. » Quelques décades plus tard, l’écho des changements sociétaux se propage dans le sport.

Le surf ou l’outdoor sont devenus des alternatives aux propositions sportives traditionnelles : les clubs, la fédé qui ne comprend rien, l’entraînement, l’entraîneur qui gueule, la compétition, l’obsession du résultat, du classement, les phrases absurdes de Coubertin, le culte du premier, les névroses des perdants qu’on ignore. Dans les années 60/70 est apparu le désir de vivre le sport autrement et non plus seulement au travers de pratiques compétitives. En Californie, les grimpeurs improvisent une nouvelle façon de vivre la montagne comme le raconte bien le documentaire Valley Uprising. À la même époque et presque au même endroit, d’autres inventent le mountain bike. On ne pédale plus, on descend, on drifte, on prend son pied. La démarche est la même : s’affranchir des règles, changer les codes, jouer, privilégier la sensation et le plaisir. Exister et ressentir au lieu de vaincre. Ce faisant, tous les pionniers posent les bases de ce qui va devenir une nouvelle culture sportive.

Votre émotion sera-t-elle numérisable ?

L’outdoor comme la glisse a été pour beaucoup une sorte d’évidence, une aventure personnelle, une façon d’intégrer la nature dans sa vie à moins que ce ne soit l’inverse. S’engager dans cette aventure correspondait, pour une partie des pratiquants au moins, à une quête de capital immatériel. Nous avons voulu « vivre » une expérience et non plus uniquement « faire » du sport. Nous avons voulu le voyage et la prise de conscience du monde qui en découle. Nos yeux sur d’autres horizons, nos pas sous de nouvelles latitudes, la connexion avec l’océan, les rivières, le rocher, l’horizon, l’énergie, renouvelable à l’infini, du vent, des vagues ou de la pente, le partage d’une belle lumière un matin avec d’autres saltimbanques, une forme d’intimité avec le monde et ses rythmes, même à dix kilomètres de chez nous, même en s’échappant juste une heure.

C’est une question essentielle, ce que nous allons tous chercher sur les parois, dans les combes, le long de sentiers où au fil de l’eau vivre, ce sont avant tout des sensations, une parenthèse dans la vie, du temps pour penser et pour agir. De l’intensité sportive aussi, il ne faut pas le nier comme ce grimpeur qui explique dans le dernier film produit par Millet qu’à un moment il ne pense plus qu’à son geste. Ces émotions, ces stimulis ne sont pas numérisables au moins pour l’instant.

Aucune application ne résumera ce qui se passe en vous. Aucun autre terminal sinon votre cerveau ne traduiront en courbe, ce qui ne doit être expliqué par des mots. Les photos ont également ce pouvoir de faire passer l’intensité de l’instant, le vécu, puis de le propager. En fait, c’est là que le bas blesse. Quel impact aura l’arrivée du smartphone, des capteurs et de la mesure du résultat quand on sait le côté indéniablement addictif de ce genre de technologie, sur notre faculté à déconnecter justement. Peut-on croire que notre immersion dans la nature sera la même quand nous aurons partout et tout le temps, les outils pour mettre en chiffre et partager ce que nous aurons réalisé.

Sylvain Tesson aurait-il écrit « Dans les forêts de Sibérie » s’il avait emmené son smartphone. Ce que vous gagnerez en analyse, vous le perdrez en émotion. Ne restera-t-il que des chiffres ? Auront-ils eu raison du désir ? Thoreau sera-t-il tué par le Big Data ? Notre temps de cerveau disponible pour la beauté, l’expérience, la réflexion et même l’introspection sera-t-il le même ? C’est peu probable. Comme le souligne si bien le talentueux philosophe américain Matthew B.Crawford « Notre attention est une ressource limitée ».

Certes, ces nouveaux outils nous permettront d’être meilleurs, de gérer notre progression, mais ils changeront la perspective. On ne peut pas être connecté et vivre l’instant présent de la même façon. Peut-être que la question ne se posera même pas pour la génération digital native. Pour eux, la connexion sera aussi naturelle que l’air qu’ils respirent et elle ne fera qu’augmenter leur capacité à penser et n’affectera pas leur faculté de s’extraire du monde. Peut-être seront-ils capables d’être hors du monde malgré tout. Peut-être le pourrons-nous aussi. La question reste entière cependant et elle mérite d’y réfléchir au moment de préparer votre sac pour votre prochaine sortie.

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